Un grain de vérité
I
De petits points noirs qui se déplaçaient sur le fond clair du ciel sillonné de bandes de brouillard attirèrent l’attention du sorceleur. Ils étaient nombreux. Les oiseaux tournoyaient en décrivant de lents cercles tranquilles et puis piquaient tout à coup pour remonter aussitôt dans un grand battement d’ailes.
Le sorceleur observa les oiseaux un long moment, évalua la distance et le temps qu’il présumait nécessaire pour la parcourir, et corrigea son observation en prenant en compte le relief du terrain, l’épaisseur de la forêt, la profondeur et la largeur d’un ravin dont il soupçonnait l’existence. Enfin, il écarta son manteau, resserra de deux trous le baudrier qui lui barrait la poitrine en diagonale. Le pommeau de son glaive suspendu en travers de son dos dépassait de son épaule droite.
— On va se rallonger un peu le chemin, Ablette, dit-il. On va quitter la route. À mon avis, ces gros oiseaux ne tournoient pas au-dessus de cet endroit sans raison.
Sa jument, bien évidemment, ne lui répondit pas, mais elle obéit à la voix familière et avança.
— Qui sait ? Peut-être que c’est un élan à terre, dit Geralt. Ou autre chose. Allons voir !
Il y avait bel et bien un ravin à l’endroit que le sorceleur avait repéré. Il domina soudain les frondaisons d’arbres serrés dans une crevasse. Mais le ravin était en pente douce, le fond était sec, sans aubépines, sans vieux troncs pourrissants. Il le franchit facilement. De l’autre côté, il découvrit une forêt de bouleaux, puis une grande clairière et une lande à bruyère où des arbres cassés par le vent tendaient vers le ciel les tentacules de leurs branches et de leurs racines emmêlées.
Les oiseaux, effarouchés par l’apparition du cavalier, s’envolèrent à tire-d’aile en poussant des croassements sauvages, stridents, rauques.
Geralt aperçut tout de suite un premier corps, attiré par la blancheur d’un mantelet en peau de mouton et le bleu mat d’une robe qui se détachaient sur les touffes de laîche jaunie. S’il ne voyait pas le deuxième cadavre, il savait où il était : la présence de trois loups, qui regardaient paisiblement le cavalier assis sur leur arrière-train, trahissait l’endroit où il gisait. La jument du sorceleur s’ébroua. Les loups, d’un même mouvement, sans bruit, sans se presser, s’enfoncèrent dans la forêt en trottinant et en tournant leur tête triangulaire à intervalles réguliers dans la direction du nouveau venu. Geralt mit pied à terre.
La femme au mantelet blanc et à la robe bleue n’avait plus de visage, plus de gorge, et la majeure partie de sa cuisse gauche avait disparu. Le sorceleur passa à côté d’elle sans s’arrêter.
L’homme gisait le visage contre terre. Geralt ne retourna pas le corps ; là non plus, les loups et les oiseaux n’avaient pas chômé. Il n’était d’ailleurs pas nécessaire de l’examiner davantage, un lacis noir de sang séché couvrait les épaules et le dos du pourpoint de laine. De toute évidence, l’homme était mort d’un coup qu’on lui avait asséné sur la nuque, les loups n’avaient mis son corps à mal qu’après.
L’homme portait à sa large ceinture une bourse en cuir qui voisinait avec un sabre court dans un fourreau en bois. Le sorceleur l’arracha, jeta successivement dans l’herbe un briquet, un morceau de craie, de la cire à cacheter, une poignée de pièces d’argent, un étui en os renfermant un petit couteau à raser pliant, une oreille de lapin, trois clés enfilées sur un anneau, une amulette portant un symbole phallique. La pluie et la rosée avaient mouillé deux missives écrites sur de la toile, les runes étaient délavées, effacées. Une troisième lettre, écrite sur du parchemin, elle aussi abîmée par l’humidité, était lisible. Il s’agissait d’une lettre de crédit émise par la banque des nains de Murivel pour un marchand du nom de Rulle Asper ou Aspen. La somme n’était pas très importante.
Geralt souleva la main droite de l’homme. Ainsi qu’il s’y attendait, un anneau de cuivre qui serrait un de ses doigts enflés et bleuis portait l’emblème de la corporation des armuriers : un heaume stylisé muni d’une visière, et deux glaives croisés sous lesquels était gravée la rune A.
Le sorceleur revint au cadavre de la femme. Pendant qu’il retournait le corps, il se piqua le doigt à une rose attachée à la robe. La fleur était fanée, mais n’avait pas perdu sa couleur – les pétales étaient bleu foncé, presque bleu marine. C’était la première fois de sa vie que Geralt voyait semblable rose. Il retourna le corps complètement et frémit. Sur la nuque dénudée et déformée de la femme, il distingua de nettes traces de dents qui n’étaient pas des dents de loup.
Le sorceleur recula prudemment jusqu’à son cheval. Les yeux fixés sur la lisière de la forêt, il se remit en selle. Il fit deux fois le tour de la clairière pour examiner attentivement le sol, tout en jetant des regards circulaires.
— Oui, Ablette, dit-il tout bas en retenant son cheval. La chose paraît claire, mais elle ne l’est pas tout à fait. L’armurier et la femme sont arrivés de Murivel à cheval, ils venaient de ce côté de la forêt. Ils devaient rentrer chez eux, car personne ne garde longtemps sur soi des lettres de crédit à réaliser. Pourquoi sont-ils passés par ici au lieu d’emprunter la route ? C’est un mystère. Mais ils ont traversé la lande côte à côte. Pour une raison que j’ignore, ils sont tous deux descendus ou tombés de cheval. L’armurier est mort sur le coup. La femme a couru jusqu’à ce qu’elle tombe et meure, elle aussi. Quelque chose qui n’a pas laissé de traces l’a traînée par terre par la nuque en la tenant entre ses dents. Ça s’est produit il y a deux ou trois jours. Leurs chevaux se sont emballés, on ne les rattrapera pas.
La jument, bien sûr, ne lui répondait toujours pas, mais réagit à la voix familière en poussant des hennissements inquiets.
— La chose qui les a tués, poursuivit Geralt en regardant la lisière de la forêt, n’était ni un loup-garou ni une goule. Ni l’un ni l’autre n’aurait laissé derrière lui tant à manger pour les charognards. S’il y avait eu des marais par ici, j’aurais dit que ce sont des kikimorrhes ou des vyppères. Mais il n’y en a pas.
Le sorceleur se baissa pour soulever légèrement la couverture qui couvrait les flancs de son cheval, faisant apparaître, attaché à ses bagages, un second glaive à la garde brillante, décorative, et à la poignée noire crénelée.
— Oui, Ablette. On va se rallonger le chemin. Je dois vérifier pourquoi l’armurier et la femme n’ont pas emprunté la route. Si nous restons indifférents devant ce genre d’événements, nous ne gagnerons même pas de quoi t’acheter de l’avoine, n’est-ce pas, Ablette ?
Obéissante, la jument partit à travers les arbres cassés par le vent en franchissant avec précaution les trous laissés par les racines des arbres arrachés.
— Même si ce n’est pas un loup-garou, on ne va pas prendre de risque, reprit le sorceleur en sortant d’un sac accroché à sa selle un petit bouquet d’aconit séché qu’il suspendit au mors.
La jument s’ébroua. Geralt délaça l’encolure de son pourpoint et sortit son médaillon orné d’une tête de loup montrant les crocs. Le médaillon, au bout de sa petite chaîne d’argent, sautait au rythme des mouvements du cheval, scintillant comme du mercure sous les rayons du soleil.
II
Le sorceleur avait gravi une hauteur pour couper les lacets du sentier au tracé incertain et c’est du sommet de cette hauteur qu’il aperçut pour la première fois les tuiles rouges du toit pointu d’une tour. La pente, envahie de noisetiers, encombrée de branches mortes, couverte d’un épais tapis de feuilles jaunies, paraissait un peu dangereuse pour être descendue à cheval. Le sorceleur fit demi-tour, redescendit prudemment de l’autre côté et rejoignit le sentier. Il allait lentement, retenait son cheval à intervalles réguliers et, suspendu à sa selle, cherchait à repérer la trace du chemin.
Soudain la jument secoua la tête, poussa des hennissements sauvages et se mit à piétiner, danser sur le sentier en soulevant un tourbillon de feuilles mortes. Geralt entoura l’encolure d’Ablette de son bras gauche et forma le Signe d’Axia en croisant les doigts de sa main droite, qu’il passa ensuite sur la tête de sa monture en murmurant une formule magique.
— Les choses vont si mal que ça ? grommela-t-il en maintenant le Signe et en regardant autour de lui. Du calme, Ablette, du calme !
Le charme agit rapidement, mais la jument, pourtant stimulée par un coup de talon, repartit avec hésitation, sans conviction, perdant le rythme souple de son allure naturelle. Le sorceleur sauta lestement à terre et continua son chemin à pied en tirant son cheval par la bride. Il découvrit une muraille.
Entre la muraille et la forêt, il n’y avait aucun espace, aucune franche séparation. De jeunes arbustes et des buissons de genévriers mêlaient leurs feuillages à celui du lierre et de la vigne vierge agrippés au mur de pierre. Geralt dressa la tête. Au même moment, il sentit se coller sur sa nuque une petite créature molle, invisible, agaçante, qui avança sous ses cheveux en rampant. Il savait ce que c’était.
Quelqu’un contemplait la scène.
Il se retourna lentement, en douceur. Ablette s’ébroua, les muscles de son encolure frissonnèrent, s’agitèrent sous sa peau.
Sur la pente qu’il venait de descendre, une jeune fille se tenait immobile, une main appuyée sur le tronc d’un aulne. Sa longue robe blanche contrastait avec la masse noire et brillante de ses longs cheveux décoiffés qui lui arrivaient aux épaules. Geralt crut la voir sourire, mais il n’en était pas sûr, elle était trop loin.
— Salut ! dit-il avec un geste amical de la main.
Il fit un pas dans la direction de la jeune fille. Celle-ci tourna légèrement la tête pour suivre ses mouvements. Elle avait un visage pâle, d’immenses yeux noirs. Son sourire, si c’en était un, avait disparu, comme effacé d’un coup de chiffon. Geralt fit un nouveau pas en avant. Le feuillage frémit. La fille descendit la pente en courant comme une biche, se faufila entre les buissons de noisetiers et ne fut bientôt plus qu’un trait blanc qui disparut dans les profondeurs de la forêt. Sa longue robe ne semblait pas entraver ses mouvements.
La jument du sorceleur dressa brusquement la tête en poussant des hennissements plaintifs. Geralt, les yeux toujours tournés du côté de la forêt, fit machinalement le Signe pour la calmer. Puis il continua à longer la muraille en tirant son cheval par la bride, enfoncé jusqu’à la taille dans les bardanes.
Il rencontra une porte, solide, garnie de ferrures, fixée par des gonds très rouillés, munie d’un grand heurtoir en laiton. Après quelques secondes d’hésitation, Geralt s’apprêtait à saisir l’anneau vert-de-grisé quand il fit un brusque bond en arrière : au moment même, la porte s’entrouvrait avec force grincements et couinements, en repoussant derrière les battants des touffes d’herbes, des cailloux et de petites branches. Derrière la porte, il n’y avait personne. Le sorceleur n’aperçut qu’une cour d’honneur déserte, abandonnée, envahie d’orties.
Il entra en tirant son cheval. Abrutie par le Signe, la jument ne résistait pas, mais avançait à pas raides et hésitants.
La cour était ceinte sur trois de ses côtés par la muraille et des vestiges d’échafaudages en bois. La façade d’un petit château, bigarrée d’un crépi vérolé, tombé par plaques, de dégoulinades et de guirlandes de lierre, en constituait le quatrième côté. Les volets, à la peinture écaillée, étaient fermés. La porte également.
Geralt attacha les rênes d’Ablette à un poteau situé près de la porte du château et se dirigea lentement vers la bâtisse par une petite allée de gravier qui passait à proximité d’un petit bassin empli de feuilles et de saletés, entouré d’une margelle basse. Au milieu du bassin, se dressait une fontaine, sur un socle plein de fantaisie taillé dans de la pierre blanche, représentant un dauphin qui ployait en l’air sa queue ébréchée.
À côté du bassin, dans ce qui avait dû être une plate-bande dans un passé très lointain, poussait un massif de roses. N’était la couleur de leurs fleurs, les rosiers ressemblaient à tous les rosiers que Geralt avait eu l’occasion de rencontrer. Mais ces fleurs étaient particulières ; de couleur indigo, certains pétales présentaient de légers reflets pourpres à leur extrémité. Le sorceleur toucha une fleur, approcha son visage pour en humer le parfum. Elle avait l’arôme habituel des roses, juste un peu plus intense.
La porte du palais s’ouvrit en même temps que tous les volets dans un vacarme assourdissant. Geralt se redressa brusquement. Un monstre fonçait droit sur lui dans la petite allée, en faisant crisser le gravier.
Avec la rapidité de l’éclair, la main droite du sorceleur se leva au-dessus de son épaule droite tandis que sa main gauche secouait fortement sa ceinture sur sa poitrine, et la poignée de son glaive se retrouva toute seule dans sa main. Le fer, qui sauta du fourreau en émettant un sifflement, décrivit une petite courbe lumineuse et se figea, pointé dans la direction de la bête hideuse qui chargeait. À la vue du glaive, le monstre freina et s’arrêta. Le gravier gicla de toutes parts. Le sorceleur n’eut pas un frisson.
La créature humanoïde était vêtue d’habits râpés mais de bonne qualité, pourvus d’ornements du meilleur goût mais fort peu fonctionnels. Cependant, son caractère humanoïde n’allait pas au-delà de la fraise souillée de son pourpoint. Celle-ci était dominée d’une énorme tête poilue comme celle d’un ours, munie d’immenses oreilles, d’une paire d’yeux au regard fou et d’une gueule effrayante, pleine de crocs plantés de travers, où luisait une langue rouge, telle une flamme.
— Fous le camp d’ici, mortel ! rugit le monstre en agitant ses grosses pattes, mais sans pour autant avancer. Fous le camp, sinon, je te dévore ! Je te mets en pièces !
Le sorceleur ne bougea pas, il ne lâcha pas son glaive.
— Tu es sourd ? Fous le camp ! hurla la créature avant d’émettre un bruit qui tenait du couinement du porc et du brame du cerf solitaire.
Les volets de toutes les fenêtres claquèrent dans un grand fracas en provoquant la chute de débris et du crépi des rebords de fenêtres. Ni le sorceleur ni le monstre ne bougèrent.
— File pendant que tu es encore en vie ! hurla la créature d’une voix qui paraissait déjà moins assurée. Sinon…
— Sinon… ? l’interrompit Geralt.
Le monstre se mit à souffler violemment, pencha sa tête monstrueuse.
— Regardez-moi cet audacieux ! fit-il calmement en montrant ses crocs et en dardant un œil injecté de sang sur Geralt. Lâche ce fer, s’il te plaît ! Tu ne dois pas avoir compris que tu te trouves dans la cour de ma maison ! À moins que là d’où tu viens, il ne soit d’usage de menacer le maître des lieux d’une arme dans sa propre cour ?
— En effet, confirma Geralt. Mais c’est réservé aux gens qui accueillent leurs hôtes en poussant des rugissements et en leur annonçant qu’ils vont les mettre en pièces.
— Ah ! Peste ! s’excita le monstre. En plus, tu m’offenses, intrus ! En voilà, un visiteur ! Il s’introduit dans votre cour, abîme des fleurs qui ne sont pas à lui, joue les grands seigneurs et pense qu’on va lui apporter le pain et le sel. Peuh !
Le monstre cracha, souffla et referma sa gueule. Ses crocs inférieurs qui dépassaient à l’extérieur lui donnaient une allure de sanglier.
— Alors ? finit par dire le sorceleur en baissant son glaive. Nous allons rester longtemps debout ?
— Et qu’est-ce que tu proposes ? Qu’on se couche ? haleta le monstre. Range ce fer, je te dis !
Le sorceleur rengaina habilement son arme dans son dos ; sans la lâcher, il caressa le pommeau qui dépassait de son épaule.
— J’aimerais mieux que tu ne fasses pas de gestes trop brusques, dit-il. Je peux dégainer mon épée à tout instant, plus vite que tu le penses.
— J’ai vu, râla le monstre. Sans lui, il y a longtemps que tu serais dehors, avec l’empreinte de mon talon sur le fondement. Qu’est-ce que tu veux ? D’où sors-tu ?
— Je me suis égaré, mentit le sorceleur.
— Tu t’es égaré, répéta le monstre avec une grimace inquiétante. Eh bien, retrouve ton chemin ! Autrement dit, dehors ! Tends l’oreille gauche vers le soleil et garde-la comme ça ! Tu te retrouveras bientôt sur la route. Allez ! Qu’est-ce que tu attends ?
— Il y a de l’eau ici ? demanda tranquillement Geralt. Mon cheval a soif. Et moi aussi, si ça ne te dérange pas trop.
Le monstre dansa d’un pied sur l’autre, se gratta l’oreille.
— Écoute un peu, toi ! fit-il. Tu n’as réellement pas peur de moi ?
— Je devrais ?
Le monstre regarda autour de lui, se racla la gorge, remonta son pantalon bouffant d’un geste énergique.
— Ah ! Peste ! Qu’est-ce que j’en ai à faire ! Un visiteur chez moi ! Ce n’est pas tous les jours qu’il m’arrive quelqu’un qui ne s’enfuit pas ou ne s’évanouit pas dès qu’il me voit. Allez, c’est bon ! Si tu es un voyageur fatigué et honnête, je t’invite à entrer. Si tu es un brigand ou un voleur, je t’avertis : cette maison exécute mes ordres. À l’intérieur de ces murs, c’est moi qui commande.
Il leva une patte velue. Tous les volets cognèrent de nouveau le mur, et la gorge de pierre du dauphin émit de sourds glouglous.
— Je t’invite, répéta-t-il.
Geralt le scrutait sans bouger.
— Tu habites seul ?
— En quoi ça te regarde avec qui j’habite ? interrogea le monstre en ouvrant la gueule de colère avant de pousser des ricanements sonores. Ah ! Je comprends. Tu dois croire que j’ai à mon service quarante valets d’une beauté égale à la mienne. Je n’en ai pas. Alors, peste ! Profites-tu de cette invitation que je te fais de si bon cœur ? Si tu ne veux pas, la porte est là, juste derrière ton postérieur !
Geralt s’inclina avec raideur.
— J’accepte votre invitation, dit-il d’un ton très protocolaire. Je ne manquerai pas aux règles de l’hospitalité.
— Tu es ici chez toi, repartit le monstre d’un ton tout aussi protocolaire et pourtant badin. Par ici, cher invité. Et amène ton cheval au puits.
L’intérieur du château avait lui aussi besoin d’être remis en état de fond en comble, mais tout était relativement propre et ordonné. Les meubles respiraient la belle ouvrage, même s’ils avaient été fabriqués dans des temps très anciens. Il flottait une forte odeur de poussière. On n’y voyait pas grand-chose.
— Lumière ! hurla le monstre, et aussitôt une flamme et de la suie jaillirent d’une torche de résine plantée dans un support de métal.
— Pas mal ! commenta le sorceleur.
Le monstre ricana.
— C’est tout l’effet que ça te fait ? En vérité, je vois qu’il en faut plus pour t’impressionner. Je te l’ai dit, cette maison exécute mes ordres. Par ici, s’il te plaît ! Fais attention, l’escalier est raide. Lumière !
Dans l’escalier, le monstre se retourna.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc qui te pend autour du cou, cher invité ?
— Regarde !
Le monstre saisit le médaillon dans sa grosse patte, le haussa jusqu’à ses yeux en tirant légèrement sur la chaîne.
— Il a une vilaine expression, cet animal ! Qu’est-ce que c’est ?
— L’emblème de ma corporation.
— Ah ! Tu dois fabriquer des muselières. Par ici ! Lumière !
Ils entrèrent dans une grande salle totalement dépourvue de fenêtres. Une énorme table en chêne, sans rien d’autre dessus qu’un grand candélabre en cuivre vert-de-grisé couvert de festons de cire froide, en occupait le milieu. Sur un nouvel ordre du monstre, les bougies s’allumèrent et scintillèrent en éclairant la pièce d’une lueur.
L’un des murs de la salle était tapissé d’armes : des compositions de boucliers ronds, de pertuisanes, de piques et de guisarmes entrecroisés, de lourdes rapières et de haches. L’âtre d’une gigantesque cheminée, surmontée d’un alignement de portraits écaillés et éraflés, occupait la moitié du mur voisin. Sur celui qui faisait face à l’entrée, des trophées de chasse : des bois d’élans et de cerfs projetaient des ombres longilignes sur des hures de sangliers, des têtes d’ours et de chats sauvages montrant les dents, et sur des ailes ébouriffées et effilochées d’aigles et de vautours empaillés. Au centre, à la place d’honneur, se trouvait une tête de dragon de roche à la teinte marronnasse ; abîmée, elle perdait son étoupe. Geralt s’en approcha.
— C’est mon pépé qui l’a tué à la chasse, dit le monstre en fourrant une énorme bûche dans le gouffre de l’âtre. Ce doit être le dernier qu’on ait pu chasser dans la région. Assieds-toi, cher invité. Tu as faim, je suppose ?
— Je ne le nie pas, cher hôte.
Le monstre s’assit à la table, inclina la tête, croisa ses pattes velues sur son ventre, marmonna quelques instants en tournant ses énormes pouces et poussa un rugissement silencieux en cognant sa patte contre la table. Des plats et des assiettes apparurent dans un cliquetis d’étain et d’argent, des coupes émirent un son cristallin. Une délicieuse odeur de rôti, d’ail, de marjolaine et de noix muscade se répandit. Geralt ne manifesta aucun étonnement.
— Soit, dit le monstre en se frottant les pattes. C’est mieux que des domestiques, non ? Sers-toi, cher ami. Voici une poularde ! Tu as ici du jambon de sanglier ; là, du pâté de je ne sais trop quoi, de… quelque chose. Ici, nous avons des gelinottes. Non, peste ! Ce sont des perdrix. Je me suis trompé de formule. Mange ! Mange ! C’est de la saine nourriture, de la vraie. N’aie pas peur !
— Je n’ai pas peur.
Geralt trancha la poularde en deux.
— J’ai oublié que tu n’es pas de ces peureux ! pouffa le monstre. Comment t’appelle-t-on, par exemple ?
— Geralt. Et toi, cher hôte ?
— Nivellen. Mais dans le pays, on m’appelle le Dégénéré ou le Claqueur. Ils ont fait de moi un croquemitaine pour effrayer les enfants.
Le monstre engloutit le contenu d’une énorme coupe et plongea les doigts dans un pâté en arrachant environ la moitié de la terrine.
— Ils ont fait de toi un croquemitaine pour effrayer les enfants, répéta Geralt, la bouche pleine. Certainement à tort ?
— Tout à fait. À ta santé, Geralt !
— À la tienne, Nivellen !
— Comment tu trouves ce vin ? Tu as vu ? C’est du vin de raisin et non pas du vin de pomme. Mais si tu n’aimes pas ça, j’en ferai apparaître un autre.
— Merci. Il n’est pas mauvais. Tes talents de magicien sont innés ?
— Non. Je les ai depuis que tout ça a poussé. Ma gueule, s’entend. Je ne sais pas comment ça m’est venu, mais la maison réalise tous mes souhaits. Rien d’extraordinaire ! Je sais faire apparaître de la boustifaille, de quoi boire, des vêtements, des draps propres, de l’eau chaude, du savon. Toutes les femmes y arrivent sans sorcellerie. J’ouvre et ferme fenêtres et portes. J’allume le feu. Rien d’extraordinaire.
— Ça n’est tout de même pas rien. Et cette… cette gueule, comme tu dis, tu l’as depuis longtemps ?
— Depuis douze ans.
— Comment c’est arrivé ?
— En quoi ça te regarde ? Verse-toi à boire !
— Avec plaisir. Ça ne me regarde pas. Je te le demande par pure curiosité.
— C’est une raison qui peut se concevoir et qu’on peut admettre, fit le monstre en éclatant d’un rire sonore. Mais moi, je ne l’admets pas. Ça ne te regarde pas, un point c’est tout. Cependant, pour satisfaire ta curiosité ne serait-ce qu’en partie, je vais te montrer à quoi je ressemblais avant. Regarde donc les portraits là-haut. Le premier à partir de la cheminée, c’est mon papa. Le deuxième, la peste sait qui c’est. Et le troisième, c’est moi. Tu vois ?
Sous la poussière et les toiles d’araignée, Geralt put découvrir le portrait d’un bon petit gros au regard délavé, le visage triste, bouffi et boutonneux. Geralt, qui n’ignorait pas le penchant des portraitistes à flatter leurs clients, hocha la tête d’un air chagrin.
— Tu vois ? répéta Nivellen avec un rictus.
— Oui.
— Qui es-tu ?
— Je ne comprends pas.
— Tu ne comprends pas ? s’étonna le monstre en se redressant. (Ses yeux se mirent à luire comme des yeux de chat.) Mon portrait, cher invité, se trouve hors de la portée des bougies. Moi, je le vois, mais je ne suis pas un être humain. Du moins, pas en ce moment. Pour voir mon portrait, un être humain devrait se lever, se rapprocher et sans doute aussi prendre un chandelier. Or tu ne l’as pas fait. La conclusion est simple. Je te pose donc franchement la question : es-tu un être humain ?
Geralt soutint son regard.
— Si tu poses le problème de cette manière, répondit-il après un silence, je n’en suis pas tout à fait un.
— Ah bon ! Dans ce cas, tu n’interpréteras pas comme un manque de tact de ma part le fait que je te demande qui tu es.
— Je suis sorceleur.
— Ah bon ! répéta Nivellen au bout d’un moment. Si ma mémoire est bonne, les sorceleurs gagnent leur vie d’une étrange manière. Ils tuent des monstres de toutes sortes moyennant rétribution.
— Ta mémoire est bonne.
Un nouveau silence plana. Les flammèches des bougies vibraient, fusaient en fines languettes de feu et se reflétaient sur le cristal taillé des coupes, sur les cascades de cire qui s’écoulaient le long du candélabre. Nivellen ne bougeait pas de sa place, seules ses énormes oreilles remuaient légèrement.
— Admettons que tu aies le temps de sortir ton glaive avant que je te saute dessus, finit-il par dire. Admettons que tu aies même le temps de me porter une botte. Vu mon poids, il en faudrait plus pour m’arrêter, je te mettrai par terre rien qu’avec mon élan. Et ensuite, ce seront mes dents qui décideront. À ton avis, sorceleur, lequel de nous deux a le plus de chance de s’en tirer si l’on se saute à la gorge ?
Geralt, retenant du pouce le couvercle d’un pichet en étain, se versa du vin, avala une gorgée, se renversa sur le dossier de sa chaise. Il regardait le monstre en souriant, mais son sourire était particulièrement horrible.
— Ouuui ! dit Nivellen en gratouillant la commissure de sa gueule avec sa griffe. Il faut reconnaître que tu sais répondre à une question sans user ta salive. Je me demande comment tu vas te sortir de la suivante. Qui t’a payé pour me tuer ?
— Personne. C’est le hasard qui m’a conduit ici.
— Tu ne mentirais pas ?
— Il n’est pas dans mes habitudes de mentir.
— Et qu’est-ce qui est dans tes habitudes ? On m’a raconté des histoires de sorceleurs. Le souvenir que j’en ai, c’est que les sorceleurs enlèvent des enfants tout petits, qu’ils nourrissent ensuite d’herbes magiques. Ceux qui survivent deviennent à leur tour sorceleurs, des sorciers aux pouvoirs extraordinaires. On les forme à tuer, on en extirpe tous les sentiments et tous les réflexes humains. On en fait des monstres destinés à tuer d’autres monstres. J’ai entendu dire qu’il était grand temps de commencer à faire la chasse aux sorceleurs parce qu’il y a de moins en moins de monstres, et qu’eux sont de plus en plus nombreux. Mange une perdrix avant qu’elles soient complètement froides !
Nivellen prit une perdrix dans un plat, l’enfourna entière dans sa gueule et la croqua comme une biscotte en faisant craquer les petits os entre ses dents.
— Pourquoi ne dis-tu rien ? demanda-t-il la bouche pleine. Qu’est-ce qu’il y a de vrai dans tout ce qu’on raconte sur vous ?
— Pour ainsi dire rien.
— Et qu’est-ce qu’il y a de faux ?
— Il est faux de dire qu’il y a de moins en moins de monstres.
— C’est un fait. Ils sont plutôt nombreux, dit Nivellen en montrant ses crocs. Tu en as un juste devant toi, qui se demande s’il a bien fait de t’inviter. L’emblème de ta corporation m’a tout de suite déplu, cher invité.
— Tu n’es pas un monstre, Nivellen, dit le sorceleur d’un ton sec.
— Ah, peste ! Voilà du neuf ! Alors, qu’est-ce que je suis, d’après toi ? De la gelée de canneberge ? Une compagnie d’oies sauvages qui s’envole vers le sud par un petit matin triste de novembre ? Non ? Alors peut-être la vertu qu’une fille de meunier aux beaux nichons a perdue auprès d’une source ? Allez, Geralt, dis-moi qui je suis ! Tu ne vois pas que je meurs de curiosité ?
— Tu n’es pas un monstre. Si tu en étais un, tu ne pourrais pas toucher ce plateau d’argent. Et jamais tu n’aurais touché à mon médaillon.
— Oh ! rugit Nivellen, si fort que les flammes des bougies se couchèrent un instant à l’horizontale. Décidément c’est le jour des révélations, de la révélation de grands et horribles secrets. Je vais apprendre que ces oreilles m’ont poussé parce que je détestais la bouillie d’avoine quand j’étais petit.
— Non, Nivellen, dit Geralt sans perdre son calme. C’est un sort qu’on t’a jeté. Et je suis certain que tu sais qui l’a fait.
— Et à quoi ça m’avance de le savoir ?
— On peut désenvoûter les gens. C’est possible dans la plupart des cas.
— Et bien sûr, en tant que sorceleur, tu sais le faire. Tu dis que c’est possible dans la plupart des cas ?
— Oui. Tu veux que j’essaye ?
— Non, je n’y tiens pas.
Le monstre ouvrit sa gueule et laissa pendre sa langue rouge, longue de deux empans.
— Ça t’en bouche un coin, hein ?
— Oui, avoua Geralt.
Le monstre ricana, se carra dans son fauteuil.
— Je savais que ça allait t’épater, dit-il. Ressers-toi à boire, installe-toi confortablement. Je vais te raconter toute mon histoire. Sorceleur ou pas, tu as un bon regard et j’ai envie de causer. Verse-toi à boire.
— Il n’y a plus rien.
— Ah, peste !
Le monstre se racla la gorge, puis donna un nouveau coup de patte dans la table. À côté des deux pichets vides apparut par enchantement une grosse bonbonne de terre dans un panier d’osier. Nivellen arracha le cachet de cire avec ses dents.
— Comme tu as pu le remarquer, commença-t-il en remplissant les coupes, la contrée n’est guère peuplée. Il y a un bout de chemin pour aller jusqu’aux villages les plus proches. Car, vois-tu, mon cher petit papa et aussi mon cher pépé, en leur temps, ne donnaient guère de motifs de les aimer à leurs voisins et aux marchands qui s’aventuraient sur la route. Toute personne qui avait le malheur de s’égarer par ici courait le risque, dans le meilleur des cas, de perdre sa fortune si papa le repérait du haut de la tour. Et deux ou trois villages voisins ont brûlé parce que papa considérait qu’ils ne payaient pas leur tribut avec assez d’empressement. Il n’y avait pas beaucoup de gens qui aimaient mon papa. À part moi, naturellement. J’ai beaucoup pleuré le jour où un chariot a rapporté ce qu’il restait de lui après un coup de glaive qui lui avait été assené à deux mains. En ce temps-là, mon pépé ne faisait plus de brigandage actif. Depuis qu’il avait reçu un coup de morgenstern sur le crâne, il bégayait affreusement, bavait et faisait souvent dans ses culottes. C’est moi qui, en tant qu’héritier, ai dû diriger les écuyers.
» J’étais jeune, à l’époque, poursuivit Nivellen, un vrai blanc-bec, alors les écuyers n’ont pas tardé à me mener par le bout du nez. Comme tu peux t’en douter, je les commandais comme un porcelet dodu peut mener une meute de loups. Bientôt on a commencé à faire des choses que papa, s’il avait vécu, n’aurait jamais permises. Je te fais grâce des détails, j’en viens au fait. Un beau jour, on est allés jusqu’à Gelibol, près de Mirt, où on a pillé le temple. Pour mon malheur, il y avait aussi une jeune prêtresse.
— Qu’est-ce que c’était comme temple, Nivellen ?
— La peste seule le sait, Geralt. Mais ça ne devait pas être un bon temple. Je me souviens que sur l’autel, il y avait des crânes et des ossements et qu’un feu vert brûlait. L’odeur était horrible. Mais venons-en au fait. Les gars ont d’abord immobilisé la prêtresse pour lui arracher ses vêtements, puis ils m’ont dit qu’il fallait que je devienne un homme. Et l’imbécile de morveux que j’étais est devenu un homme. Pendant l’acte, la prêtresse m’a craché en pleine figure et s’est mise à vociférer.
— Quoi donc ?
— Que j’étais un monstre dans la peau d’un homme et que je serais un monstre dans la peau d’un monstre. Elle a parlé d’amour, de sang… Je ne me rappelle pas. Je crois qu’elle avait un petit poignard, un tout petit poignard caché dans ses cheveux. Elle s’est tuée et alors… On a filé au triple galop, Geralt, c’est moi qui te le dis, on a failli crever les chevaux. Ce n’était pas un bon temple.
— Et après ?
— Après, tout s’est passé comme l’avait dit la prêtresse. Quelques jours plus tard, je me lève et tous les serviteurs poussent des hurlements et prennent leurs jambes à leur cou dès qu’ils me voient. Je vais me voir dans une glace… Tu sais, Geralt, j’ai paniqué, j’en ai eu comme une attaque, je revois toute la scène à travers un brouillard. Pour être bref, il y a eu des morts. Plusieurs. J’utilisais tout ce qui me tombait sous la main, et j’étais soudainement devenu très fort. La maison m’aidait de son mieux : les portes claquaient, les meubles voltigeaient, le feu crépitait. Ceux qui en avaient le temps s’enfuyaient, pris de panique ; ma tante, ma cousine, les écuyers, que dis-je, jusqu’aux chiens qui s’enfuyaient en hurlant, la queue entre les jambes. Gourmandine, ma chatte, s’est enfuie, elle aussi. Le perroquet de ma tante est même mort de peur. Bientôt je me suis retrouvé seul, je rugissais, je hurlais, je devenais fou, je cassais tout ce que je pouvais casser, en particulier les miroirs.
Nivellen s’interrompit, soupira, renifla.
— Quand la crise est passée, reprit-il au bout d’un moment, il était désormais trop tard pour faire quoi que ce soit. J’étais seul. Il n’y avait plus personne à qui je puisse expliquer que seule mon apparence physique avait changé et que même si j’apparaissais sous une forme horrible, je n’étais qu’un gamin malheureux qui sanglotait dans son château désert et pleurait la mort de ses serviteurs. Ensuite, j’ai été saisi d’une peur atroce : ils allaient revenir me tuer avant que j’aie eu le temps de m’expliquer. Mais personne n’est revenu.
Le monstre se tut un instant, il se moucha dans sa manche.
— Je ne veux pas revenir sur ces premiers mois, Geralt. Quand j’y repense, j’en tremble encore. J’en viens au fait. Je me suis longtemps, très longtemps terré dans le château, sans mettre le nez dehors. Dès que quelqu’un apparaissait, ce qui était rare, je restais enfermé. J’ordonnais juste à la maison de claquer les volets deux fois ou bien je hurlais tout mon soûl par une gargouille de la gouttière. En général, ça suffisait pour que le visiteur fasse voltiger derrière lui un gros nuage de poussière. Jusqu’au jour où, par une aube blafarde, je regarde par la fenêtre et qu’est-ce que je vois ? Un gros bonhomme qui coupe les roses du massif de ma chère tantine. Il faut que tu saches que ce ne sont pas des roses banales, mais des roses bleues de Nazair. C’est mon pépé qui en avait rapporté les plants. Fou de colère, j’ai bondi dehors. Quand le gros a retrouvé la parole qu’il avait perdue en me voyant surgir, il a crié qu’il voulait juste quelques fleurs pour sa petite fille, il m’a supplié de l’épargner, de lui laisser la vie sauve et la santé. J’étais prêt à le mettre dehors d’un coup de pied dans le derrière quand un souvenir m’est revenu brusquement. Je me suis rappelé un conte que ma nounou, Lenka, une vieille harpie, me racontait quand j’étais petit. Peste ! me suis-je dit. À ce qu’il paraît, les jolies filles changent les crapauds en princes, ou les princes en crapauds, alors peut-être… Peut-être que ces histoires renferment un grain de vérité, que c’est une chance… J’ai fait un bond de deux brasses de haut et j’ai hurlé si fort que la vigne vierge s’est décrochée du mur : “Ta fille ou la vie !”. Il ne m’est rien venu de plus malin à l’esprit. Le marchand, parce que c’était un marchand, s’est mis à brailler, après quoi il m’a avoué que sa fille n’avait que huit ans. Ça te fait rire ?
— Non.
— Moi, je ne savais pas si je devais rire ou pleurer sur mon satané destin. J’avais de la peine pour la petite du marchand, ça me faisait mal de la voir trembler. Je l’ai invitée à entrer, je lui ai donné à boire et à manger ; quand elle est partie, je lui ai rempli un petit sac d’or et de pierreries. Il faut que tu saches que dans les sous-sols du château, il y avait un trésor qui datait du temps de papa. Comme je ne savais pas trop quoi en faire, je pouvais faire un geste. Le marchand rayonnait, il se confondait en remerciements à s’en baver dessus. Il a dû se vanter de son aventure parce que deux mois ne s’étaient pas écoulés qu’un autre marchand est arrivé. Avec un assez grand sac qu’il avait préparé d’avance. Et sa fille. Assez grande, elle aussi.
Nivellen étendit ses jambes sous la table et s’étira en faisant craquer son fauteuil.
— Je me suis mis d’accord avec le marchand en deux temps trois mouvements, poursuivit-il. Nous avons établi qu’il me la laisserait un an. J’ai dû l’aider à charger son sac sur son mulet, tout seul il ne l’aurait pas soulevé.
— Et la fille ?
— Pendant quelque temps, elle a été prise de convulsions chaque fois qu’elle me voyait, elle était persuadée que j’allais la manger. Mais au bout d’un mois, nous prenions nos repas ensemble, nous causions et allions faire de longues promenades. Mais même si elle était gentille et très dégourdie, j’avais la langue qui s’empêtrait quand je bavardais avec elle. Tu sais, Geralt, j’ai toujours été timide avec les filles, je me suis toujours ridiculisé, même devant les vachères qui avaient du purin sur les cuisses, alors que les écuyers les prenaient comme ils le voulaient, dans tous les sens. Même elles se moquaient de moi. Alors, me disais-je, avec la gueule que j’ai ! Je ne me forçais même pas à lui expliquer la raison qui m’avait amené à payer si cher une année de sa vie. L’année s’est traînée comme la puanteur dans le sillage des troupes levées en masse, jusqu’au jour où le marchand est revenu la chercher. Résigné, je me suis enfermé dans la maison et suis resté plusieurs mois sans réagir quand des visiteurs m’amenaient leurs filles. Mais après cette année passée en compagnie, j’ai compris combien il m’était difficile de n’avoir personne à qui adresser la parole.
Le monstre laissa échapper un bruit qui voulait être un soupir mais qui résonna comme un hoquet.
— La suivante, reprit-il au bout d’un moment, s’appelait Fenne. Petite, vive, elle gazouillait tout le temps, un vrai pinson. Elle n’avait pas du tout peur de moi. Un beau jour, c’était justement l’anniversaire de ma première coupe de cheveux, à l’âge de raison, nous avons bu tous les deux de l’hydromel et… Hé ! Hé !… Aussitôt après, j’ai sauté du lit pour courir au miroir. J’avoue que j’ai été déçu et que ça m’a déprimé : ma gueule n’avait pas changé, j’avais peut-être juste l’air un peu plus benêt. Et on dit que les contes renferment la sagesse populaire ! Elle ne vaut pas tripette, cette sagesse, Geralt ! Enfin, Fenne s’est empressée de faire de son mieux pour m’aider à oublier mes soucis. C’était une fille joyeuse, c’est moi qui te le dis. Tu sais le jeu qu’elle a imaginé ? On s’amusait tous les deux à effrayer les indésirables. Imagine : quelqu’un entre dans la cour, jette un regard circulaire et voilà que je bondis sur lui à quatre pattes en poussant des rugissements et que Fenne, entièrement nue, s’assied sur mon dos et sonne du cor de chasse de pépé ! (Nivellen, tordu de rire, faisait luire ses crocs blancs.) Fenne est restée chez moi une année entière, continua-t-il, et puis elle est retournée dans sa famille avec une belle dot. Elle s’est débrouillée pour se marier avec le propriétaire d’un cabaret, un veuf.
— Raconte la suite, Nivellen ! C’est passionnant.
— Vraiment ? demanda le monstre qui se grattait entre les oreilles en produisant un cliquetis. Bon, d’accord ! La suivante, Primula, était la fille d’un chevalier désargenté. Le chevalier est arrivé ici avec une vieille rosse décharnée, une cuirasse rouillée et des dettes à n’en plus finir. Je t’assure, Geralt, qu’il était aussi répugnant qu’un tas de fumier, et il en répandait l’odeur ! Primula, j’en aurais donné ma main à couper, avait dû être conçue pendant qu’il était parti à la guerre, parce qu’elle était tout à fait mignonne. À elle non plus, je ne faisais pas peur. D’ailleurs, ce n’est pas étonnant parce que, comparé à son père, je pouvais passer pour quelqu’un de tout à fait beau et gracieux. Comme j’ai pu le découvrir, elle avait un sacré tempérament et une fois que j’ai eu pris confiance en moi, je ne laissais pas échapper une occasion. Deux semaines plus tard, Primula et moi avions déjà des relations très intimes. Elle adorait me secouer par les oreilles en s’exclamant : “Mords-moi, animal !” “Déchire-moi, affreuse bête !” et des idioties de ce genre. Pendant les pauses, je courais jusqu’au miroir. Mais, figure-toi, Geralt, que je me regardais avec une inquiétude grandissante. J’aspirais de moins en moins à retrouver mon ancien physique de souffreteux. Tu sais, Geralt, de gars plutôt indolent, j’étais devenu un solide gaillard. Avant, je n’arrêtais pas d’être malade, je toussais et j’avais sans arrêt la goutte au nez, et désormais je n’attrapais jamais rien. Et les dents ? Tu ne me croirais pas si je te disais dans quel état étaient mes dents ! Alors que maintenant, je peux mordre le pied d’une chaise. Tu veux que je te montre ?
— Non, ce n’est pas la peine.
— C’est peut-être aussi bien, dit le monstre en ouvrant sa gueule. Ça amusait les demoiselles de me voir faire le pitre, et il ne reste plus beaucoup de chaises entières dans la maison.
Nivellen bailla, après quoi son énorme langue s’enroula en cornet.
— Ça me fatigue de causer, Geralt. En bref : après, il y en a eu encore deux, Ilka et Venimira. L’histoire se déroulait à chaque fois de la même manière, c’était à périr d’ennui. D’abord, un mélange de crainte et de réserve, puis des liens de sympathie, consolidés par quelques petits souvenirs de valeur, ensuite c’étaient les “Mords-moi ! Mange-moi tout entière !” et puis le retour du papa, les tendres adieux et le trésor qui se réduit de plus en plus. J’ai décidé de prolonger mes pauses de solitude. Bien entendu, il y avait belle lurette que je ne croyais plus que le bisou d’une vierge pouvait modifier mon apparence. Je m’étais fait à cette idée et étais même parvenu à la conclusion que les choses étaient bien comme elles étaient. Il ne fallait rien y changer.
— Vraiment rien, Nivellen ?
— Si tu savais. Je te l’ai dit. Primo, mon physique me valait une santé de fer. Secundo, ma différence faisait aux filles l’effet d’un aphrodisiaque. Ne ris pas ! Je suis quasiment sûr et certain qu’en tant qu’homme, il aurait fallu que je me dépense comme un fou pour gagner les faveurs d’une Venimira, par exemple, qui était une fort belle demoiselle. J’ai comme l’impression qu’elle n’aurait même pas eu un regard pour le garçon du portrait. Tertio : la sécurité. Mon petit papa avait des ennemis, quelques-uns ont survécu. Ceux que les écuyers ont envoyés sous terre, sous mon pitoyable commandement, avaient de la famille. Les caves étaient pleines d’or ; sans la terreur que je fais naître, l’un ou l’autre serait venu pour s’en emparer. Ne seraient-ce que des paysans armés de fourches.
— Tu as l’air tout à fait certain de n’avoir rien fait sous ta forme actuelle qui te fasse encourir la défaveur de qui que ce soit, dit Geralt en jouant avec sa coupe vide. La défaveur d’un père ou de sa fille. D’un parent ou d’un fiancé. C’est réellement le cas, Nivellen ?
— Laisse tomber, Geralt ! s’emporta le monstre. De quoi parles-tu ? Les pères étaient fous de joie, je te l’ai dit, j’étais généreux au-delà de tout ce qu’on peut imaginer. Et leurs filles ? Si tu les avais vues quand elles arrivaient ici, avec leurs vilaines robes de gros drap, leurs menottes usées par les lessives, voûtées à force de porter des baquets. Primula, deux semaines après son arrivée chez moi, avait encore sur le dos et les cuisses les marques des coups de lanière que son chevalier de petit papa lui administrait. Chez moi, elles vivaient comme des princesses, elles ne prenaient dans leurs mains qu’un éventail, elles ne savaient même pas où était la cuisine. Je les vêtais et les parais de fanfreluches et de bijoux. Je faisais couler de l’eau chaude à la demande dans la baignoire d’émail sur laquelle mon cher papa avait fait main basse à Assengard, pour l’offrir à maman. Tu imagines ? Une baignoire en émail ! Il n’y a pas beaucoup de régents, qu’est-ce que je dis, de suzerains qui possèdent une baignoire en émail ! Pour elles, cette maison était une maison de rêve, Geralt. Et en ce qui concerne le lit, eh bien… Peste ! La vertu, par les temps qui courent, est plus rare qu’un dragon de roche. Je n’en ai forcé aucune, Geralt.
— Mais tu soupçonnais quelqu’un de m’avoir payé pour que je te tue. Qui aurait pu le faire ?
— Un coquin qui souhaitait ce qui reste dans ma cave et qui n’a plus de filles, dit Nivellen d’un ton expressif. La cupidité humaine est sans limites.
— Tu ne vois personne d’autre ?
— Non, personne.
Ils restèrent silencieux, les yeux rivés sur les petites flammes des bougies qui clignotaient nerveusement.
— Nivellen ! fit tout à coup Geralt. Tu es seul en ce moment ?
— Sorceleur, répondit le monstre après un silence, je pense qu’en principe, je devrais t’agonir d’insultes, te prendre par la peau du cou et te jeter dans l’escalier. Tu sais pourquoi ? Parce que tu me prends pour un imbécile. Depuis le début, je vois que tu dresses l’oreille, que tu n’arrêtes pas de regarder la porte. Tu le sais bien, que je n’habite pas seul ! Je me trompe ?
— Non. Excuse-moi !
— La peste soit de tes excuses. Tu l’as vue ?
— Oui. Dans la forêt, près de l’entrée du château. Est-ce la raison pour laquelle les marchands et leurs filles repartent bredouilles depuis un certain temps ?
— Alors, tu savais ça aussi ! Oui, c’est bien pour cette raison.
— Me permets-tu de te demander si…
— Non. Je ne te le permets pas.
Un silence plana de nouveau.
— Bon, si telle est ta volonté, finit par dire le sorceleur en se levant. Je te remercie pour ton hospitalité, mon cher hôte. Il est temps que je reprenne la route.
— C’est juste, dit Nivellen en se levant, lui aussi. Pour diverses raisons, je ne peux pas t’offrir le gîte et je ne t’incite pas à passer la nuit dans ces forêts. Depuis que la contrée s’est dépeuplée, il ne fait pas bon traîner par ici la nuit. Tu devrais rejoindre la route avant le crépuscule.
— J’en tiendrai compte, Nivellen. Tu es sûr que tu n’as pas besoin de mon aide ?
Le monstre lui jeta un regard en biais.
— Tu es sûr que tu pourrais m’aider ? Que tu arriverais à me désenvoûter ?
— Je ne pensais pas seulement à cette aide-là.
— Tu n’as pas répondu à ma question. Encore que… Si, tu y as répondu. Tu n’y arriverais pas.
Geralt le regarda droit dans les yeux.
— Ce jour-là, lui dit-il, vous avez joué de malchance. Parmi tous les temples de Gelibol et de la vallée de Nimnar, il a fallu que vous choisissiez l’église de Coram Agh Ter, l’araignée à tête de lion. Pour rompre le charme que t’a jeté la prêtresse de Coram Agh Ter, il faut des connaissances et des compétences que je n’ai pas.
— Et qui les a ?
— En fin de compte, ça t’intéresse ? Tu disais que tu te trouves bien comme tu es.
— Oui. Mais pas autant que je pourrais l’être. J’ai peur de…
— De quoi as-tu peur ?
Le monstre s’arrêta dans l’embrasure de la porte, il se retourna.
— J’en ai assez que tu me poses sans arrêt des questions au lieu de répondre aux miennes, sorceleur. Apparemment, il faut t’interroger à l’avenant. Écoute, depuis quelque temps je fais des rêves affreux. Peut-être que le mot “monstrueux” serait plus approprié. Est-ce que j’ai raison d’avoir peur ? Sois bref, s’il te plaît !
— Est-ce qu’il t’est jamais arrivé de te réveiller de ce genre de rêve avec les pieds couverts de boue ? Avec des aiguilles de sapin ou de pin dans ton lit ?
— Non.
— Et est-ce que…
— Non. Sois bref, s’il te plaît !
— Non.
— Ah ! Enfin ! Allons-y ! Je te raccompagne.
Dans la cour, tandis que Geralt arrangeait le bât, Nivellen caressa la jument sur les naseaux, lui flatta l’encolure. Ablette, heureuse de ces caresses, inclina la tête.
— Les animaux m’aiment bien, se vanta le monstre. Et je le leur rends bien. Gourmandine, ma chatte, qui s’était d’abord enfuie, est revenue. Pendant longtemps, ç’a été le seul être vivant à me tenir compagnie dans mon malheur. Vereena aussi…
Il s’interrompit, fronça les sourcils. Geralt sourit.
— Elle aussi aime les chats ?
— Les oiseaux, fit Nivellen, l’air contrarié. Peste ! Je me suis trahi. Bon, tant pis ! Ce n’est pas une énième fille de marchand, Geralt, ni une énième tentative de découvrir un grain de vérité dans d’anciens contes. C’est sérieux. Nous nous aimons. Si tu ris, je te tire dans la gueule.
Geralt ne riait pas.
— Ta Vereena est probablement une ondine. Tu le sais ?
— Je le soupçonne. Elle est mince, elle a les cheveux noirs. Elle parle peu, dans une langue que je ne connais pas. Elle ne mange pas la nourriture des hommes. Elle disparaît des journées entières dans la forêt, puis revient. C’est un trait caractéristique des ondines ?
— Plus ou moins, dit le sorceleur en réglant la sangle. Tu penses certainement qu’elle ne reviendrait pas si tu redevenais un homme ?
— J’en suis sûr. Tu sais comme les ondines ont peur des hommes. Peu de gens en ont vu de près. Et Vereena et moi… Eh ! Peste ! Salut, Geralt !
— Salut, Nivellen !
Le sorceleur donna un coup de talon dans le flanc de sa monture et se dirigea vers la porte du château. Le monstre l’accompagna en traînant les pieds.
— Geralt ?
— Je t’écoute.
— Je ne suis pas aussi stupide que tu le penses. Tu as suivi la trace d’un des marchands qui sont venus ici récemment. Est-ce qu’il est arrivé malheur à l’un ou à l’autre ?
— Oui.
— Le dernier est venu chez moi il y a trois jours. Avec sa fille, pas très belle, d’ailleurs. J’ai ordonné à la maison de fermer toutes les portes et tous les volets, je n’ai pas donné signe de vie. Ils ont flâné dans la cour et puis ils sont repartis. La fille a cueilli une fleur du rosier de tantine, qu’elle a accrochée à sa robe. Cherche-les ailleurs ! Mais fais attention, la contrée est dangereuse ! Je te l’ai dit, la nuit, la forêt n’est pas très sûre. Il s’y passe des choses qui ne sont pas belles à voir ni à entendre.
— Merci, Nivellen. Je ne t’oublierai pas. Qui sait, peut-être que je trouverai quelqu’un qui…
— Peut-être que oui, peut-être que non. C’est mon problème, Geralt, ma vie et mon châtiment. J’ai appris à supporter ma situation, je m’y suis fait. Si les choses s’aggravent, je m’y ferai aussi. Et si elles s’aggravent pour de bon, ne cherche personne ! Viens seul et mets un terme à l’affaire. En sorceleur. Salut, Geralt !
Nivellen fit demi-tour et repartit d’un pas alerte vers le château. Il ne se retourna pas une seule fois.
III
La contrée était déserte, sauvage, inhospitalière, inquiétante. Geralt ne regagna pas la route avant la tombée de la nuit, il ne voulait pas se rallonger le chemin, il coupa à travers la forêt. Il passa la nuit sur le sommet dénudé d’une haute colline, son glaive posé sur ses genoux, auprès d’un feu discret dans lequel il jetait de temps en temps de petites bottes d’aconit. Au milieu de la nuit, il aperçut la lueur d’un feu au fond de la vallée, et entendit des hurlements et des chants de fou, et quelque chose qui ne pouvait être que les cris d’une femme qu’on torturait. Il se rendit sur les lieux dès le point du jour. Mais il ne trouva qu’une clairière piétinée et des ossements carbonisés dans des cendres encore tièdes. Une ombre, dans la couronne d’un énorme chêne, criait et sifflait. Ce pouvait être une goule, mais ce pouvait être aussi un simple chat sauvage. Le sorceleur ne s’arrêta pas pour vérifier.
IV
Vers midi, alors qu’il abreuvait Ablette à une petite source, la jument poussa des hennissements aigus, recula en montrant sa denture jaune et en mordant son frein. Tandis que Geralt la calmait en formant machinalement un Signe, il aperçut un cercle régulier tracé par les chapeaux de petits champignons rougeâtres qui dépassaient de la mousse.
— Tu deviens une vraie hystérique, Ablette, dit-il. C’est un simple cercle du diable. Pourquoi fais-tu des scènes pareilles ?
La jument s’ébroua en tournant la tête vers lui. Le sorceleur s’épongea le front et fronça les sourcils, pensif. Puis, d’un bond, il se remit en selle et fit faire demi-tour à son cheval pour rebrousser chemin au plus vite.
— Les animaux m’aiment bien, marmonna-t-il. Excuse-moi, ma cocotte ! Tu es plus intelligente que moi.
V
La jument rabattait ses oreilles, s’ébrouait, ruait. Elle refusait d’avancer. Geralt ne la rassurait pas en formant un Signe. Il sauta de sa selle, passa les rênes par-dessus la tête du cheval. Il ne portait plus son vieux glaive sur son dos, dans son fourreau en peau de chagrin ; celui-ci était maintenant remplacé par une belle arme brillante à la garde en croix et à la poignée fuselée, bien équilibrée, terminée par un pommeau sphérique en métal blanc.
Cette fois, la porte du château n’eut pas à s’ouvrir pour le laisser entrer. Elle était ouverte comme il l’avait laissée en partant.
Un chant lui parvint. Il n’en comprenait pas plus les paroles qu’il ne pouvait identifier la langue dans laquelle on chantait. Ce n’était pas nécessaire, le sorceleur connaissait, sentait et comprenait la nature même, la réalité même de ce chant doux, pénétrant, qui répandait dans les veines une onde de frayeur qui donnait la nausée, paralysait.
Le chant s’interrompit brusquement et c’est alors qu’il l’aperçut.
Plaquée sur la croupe du dauphin, au milieu du bassin asséché, elle enlaçait la pierre moussue de ses petites mains diaphanes. Sous la tourmente de ses cheveux noirs tressés, elle dardait sur lui des yeux brillants grands ouverts, couleur d’anthracite.
Geralt s’approcha lentement de son pas souple, élastique, en décrivant une courbe qui partait du mur et passait à côté du massif de roses bleues. La créature collée à la croupe du dauphin le suivait des yeux en tournant vers lui son minuscule visage sur lequel était peinte une expression de nostalgie indescriptible, pleine de charme, qui faisait que l’on continuait à entendre son chant alors même que ses petites lèvres pâles, serrées, ne laissaient échapper aucun son.
Le sorceleur s’arrêta à dix pas. Son glaive, qu’il tira tout doucement de son fourreau en émail noir, étincela et scintilla au-dessus de sa tête.
— C’est de l’argent, dit-il. La lame est en argent.
Le petit visage pâle ne broncha pas, les yeux anthracite conservèrent leur expression.
— Tu ressembles tellement à une ondine, poursuivit tranquillement le sorceleur, que tout le monde pourrait s’y laisser prendre. D’autant plus que tu es un oiseau rare, tête de jais. Mais les chevaux ne se trompent jamais. Ils sentent les gens comme toi d’instinct, infailliblement. Qui es-tu ? À mon avis, une daudine ou une alpyre. Un vampire ordinaire ne s’exposerait pas au soleil.
Les commissures des lèvres pâles frémirent et se haussèrent légèrement.
— C’est Nivellen qui t’a attirée par son aspect, n’est-ce pas ? Les rêves qu’il a évoqués, c’est toi qui les faisais naître. Je peux deviner de quel genre de rêves il s’agissait, et je le plains.
La créature ne bougea pas.
— Tu aimes les oiseaux, poursuivit le sorceleur. Mais ça ne t’empêche pas de ronger la nuque des humains des deux sexes, hein ? En vérité, Nivellen et toi, vous auriez formé un beau couple ! Un monstre et une vampire, maîtres du château de la forêt. En un rien de temps, vous auriez régné en maîtres sur tous les environs. Toi, éternellement assoiffée de sang, et lui, ton défenseur, meurtrier sur commande, instrument aveugle. Mais pour y arriver, il fallait d’abord qu’il devienne un vrai monstre ; il ne pouvait pas être simplement un homme dissimulé sous un masque de monstre.
Les grands yeux noirs s’étrécirent.
— Que lui est-il arrivé, tête de jais ? Tu chantais, c’est donc que tu as bu du sang. Tu as joué ta dernière carte, autrement dit tu n’as pas réussi à neutraliser son intelligence. Je vois juste ?
La petite tête noire opina tout doucement, presque imperceptiblement, et les commissures de ses lèvres se haussèrent un peu plus. Le petit visage prit une expression de vampire.
— Maintenant, tu te considères certainement comme la maîtresse de ce château ?
Le hochement de tête fut cette fois plus net.
— Tu es une daudine ?
Un lent mouvement de dénégation lui répondit. Le sifflement qui retentit ne pouvait venir que de ces lèvres blêmes au sourire cauchemardesque, bien que le sorceleur ne les vît pas remuer.
— Une alpyre ?
Nouveau signe de dénégation.
Le sorceleur recula, serra plus fort la poignée de son glaive.
— Alors tu es une…
Les commissures des lèvres se haussèrent plus haut, toujours plus haut, les lèvres s’entrouvrirent…
— … une brouxe ! s’écria le sorceleur en s’élançant vers le bassin.
Derrière les lèvres pâles, brillèrent des crocs blancs acérés. La vampire se releva brusquement, ploya l’échine comme un léopard et poussa un hurlement.
L’onde sonore frappa le sorceleur comme un bélier, elle lui coupa le souffle, lui écrasa les côtes, lui transperça les oreilles et le cerveau de pointes de douleur. Volant en arrière, il réussit encore à croiser les poignets pour former le Signe de l’héliotrope. Le charme, d’une force considérable, amortit sensiblement le choc lorsque son dos heurta le mur, mais il se sentit mal et le peu de souffle qui lui restait s’échappa de ses poumons avec un gémissement.
Au milieu du bassin, à l’endroit même où se trouvait encore quelques instants auparavant la jeune fille filiforme vêtue de sa robe blanche, sur la croupe du dauphin, une énorme chauve-souris noire aplatissait son gros corps luisant et ouvrait son étroite petite gueule allongée qui débordait de rangées d’aiguilles blanches. Ses ailes membranées se déployèrent, battirent sans un bruit, et la créature fonça sur le sorceleur telle la flèche d’une arbalète. Geralt, sentant dans sa bouche le goût ferrugineux du sang, cria une formule magique en lançant devant lui une main avec les doigts écartés pour former le Signe de Quen. En sifflant, la chauve-souris vira à toute allure, prit son envol en ricanant et piqua aussitôt à la verticale, droit sur la nuque du sorceleur. Geralt fit un bond sur le côté, porta une botte, manqua son coup. La chauve-souris, légère, gracieuse, effectua un demi-tour en ployant une aile, tournoya autour de lui et repartit à l’attaque en ouvrant sa gueule dentée, aveugle. Geralt l’attendait en pointant son glaive, qu’il tenait à deux mains, dans la direction du monstre. Au dernier moment, il bondit, non pas sur le côté, mais en avant, frappant du revers de l’épée, si vite que l’air hurla. Il la manqua. Cet échec fut pour lui une telle surprise qu’il en perdit momentanément son assurance et esquiva l’attaque un quart de seconde trop tard. Il sentit les griffes de la bête lui lacérer la joue, et une aile de velours humide claqua sur sa nuque. Il se ramassa sur lui-même, fit basculer le poids de son corps sur sa jambe droite et porta une botte en arrière avec un vigoureux élan, mais rata une nouvelle fois le monstre, d’une extraordinaire agilité.
La chauve-souris agita les ailes, prit son envol, plana en direction du bassin. Au moment où ses griffes crochues grincèrent sur la margelle, sa gueule monstrueuse, baveuse, s’estompait, se métamorphosait, disparaissait, mais les lèvres pâles qui apparaissaient à sa place ne parvenaient pas à dissimuler les crocs meurtriers.
La brouxe se mit à pousser des cris stridents et modula sa voix pour entonner un chant macabre ; elle fusilla le sorceleur d’un regard débordant de haine et se remit à hurler.
La vibration sonore fut si forte qu’elle rompit le Signe. Dans les yeux de Geralt, des taches noires et rouges se mirent à papillonner ; ses tempes et son sinciput se mirent à cogner. À travers la douleur qui lui vrillait les tympans, il commença à entendre des voix, des chants plaintifs et des gémissements, le son d’une flûte et d’un hautbois, la rumeur d’un ouragan. La peau de son visage gelait, s’engourdissait. Il se laissa glisser sur un genou, branla la tête.
La chauve-souris noire vola vers lui sans bruit en écartant largement ses mâchoires dentées pendant son vol. Geralt, bien qu’étourdi par la vibration de ses hurlements, agit d’instinct. Il se releva d’un bond, réglant immédiatement le rythme de ses gestes sur la vitesse du monstre, il fit trois pas en avant, une esquive et une volte-face, et lui asséna des deux mains un coup aussi rapide que la pensée. La lame ne rencontra aucune résistance, ou à peine. Il entendit un hurlement, dû à la douleur provoquée par le contact de l’argent.
Tout en hurlant, la brouxe se métamorphosait sur la croupe du dauphin. Une tache rouge apparut sur sa robe blanche, légèrement au-dessus du sein gauche, sous une éraflure qui n’était pas plus longue que le petit doigt. Le sorceleur grinça des dents, le coup qui aurait dû trancher la bête en deux n’était qu’une égratignure.
— Crie, vampire ! gronda-t-il en essuyant le sang sur sa joue. Crie tout ton soûl ! Épuise toute ton énergie. Et alors, je te trancherai ta mignonne petite tête.
Tu te fatigueras le premier : Sorcier. Je vais te tuer.
Les lèvres de la brouxe ne remuaient pas, mais le sorceleur entendait ses paroles distinctement, elles retentissaient dans son cerveau, explosaient, résonnaient avec un bruit sourd, se répercutaient comme si elles avaient été prononcées sous l’eau.
— C’est ce qu’on va voir, articula-t-il, en se dirigeant vers la fontaine, penché en avant.
Je vais te tuer. Te tuer. Te tuer.
— C’est ce qu’on va voir.
— Vereena !
Nivellen, la tête inclinée, cramponné des deux mains au chambranle de la porte, se propulsa de la porte du château. D’un pas chancelant, il se dirigea vers le bassin et sa fontaine en agitant ses pattes qui manquaient d’assurance. La fraise de son pourpoint était tachée de sang.
— Vereena ! rugit-il une nouvelle fois.
La brouxe secoua la tête dans sa direction. Geralt bondit vers elle, son glaive prêt à frapper, mais la vampire fut la première à réagir. Des hurlements aigus et une nouvelle vibration coupèrent les jambes du sorceleur. Il tomba sur le dos et ses pieds griffèrent le gravier de l’allée. La brouxe se ramassa avant de bondir, ses crocs brillèrent comme des dagues de brigand. Nivellen, les pattes écartées tel un ours, tenta de l’attraper, mais elle lui hurla en pleine gueule en le projetant plusieurs brasses en arrière, contre l’échafaudage de bois adossé à la muraille, qui s’écroula dans un épouvantable fracas et l’enfouit sous une pile de planches.
Geralt était déjà debout, il courait en zigzag dans la cour, pour détourner l’attention de la brouxe. La vampire fit froufrouter sa robe blanche et fonça droit sur lui avec une légèreté de papillon, touchant à peine terre. Elle ne hurlait plus, n’essayait plus de se métamorphoser. Le sorceleur savait qu’elle était fatiguée. Mais il savait également qu’elle n’en représentait pas moins un danger mortel. Dans le dos de Geralt, Nivellen roulait au milieu des planches, rugissait.
Geralt fit un bond sur la gauche, exécuta un bref moulinet de son glaive pour désorienter la brouxe. Celle-ci avança vers lui, blanche et noire, flottante, effrayante. Il l’avait sous-estimée, elle hurlait en courant. Il n’eut pas le temps de former le Signe, il vola en arrière, son dos alla cogner le mur, une douleur se propagea de sa colonne vertébrale jusqu’au bout de ses doigts, lui paralysa les bras, lui coupa les jambes. Il s’effondra sur les genoux. La brouxe bondit vers lui en poussant ses hurlements mélodieux.
— Vereena ! rugit Nivellen.
Elle se retourna. C’est alors que Nivellen prit son élan pour lui enfoncer l’extrémité pointue d’une perche de trois mètres de long entre les deux seins. Elle ne cria pas. Elle poussa juste un soupir qui fit frissonner le sorceleur.
Ils étaient debout. Nivellen se tenait fermement sur ses jambes et serrait la perche des deux mains, l’autre extrémité bloquée sous son aisselle. La brouxe, tel un papillon blanc épinglé, était accrochée à l’autre bout auquel elle aussi s’agrippait des deux mains.
La vampire poussa un soupir déchirant et pesa soudain avec force sur la pique. Geralt vit fleurir une tache rouge sur le dos de sa robe blanche, à l’endroit où sortait la pointe de la perche, dans un geyser de sang. Le spectacle était horrible, indécent. Nivellen hurla, fit un premier pas en arrière, puis un deuxième, et recula ensuite précipitamment, sans lâcher la perche, traînant derrière lui la brouxe transpercée. Après un ultime pas en arrière, il se retrouva adossé au mur du château. La pointe de la perche qu’il tenait sous le bras crissa sur le mur.
La brouxe, avec une lenteur langoureuse, glissa ses petites menottes le long de la pique, étendit les bras sur toute sa longueur, empoigna la perche et pesa de nouveau dessus de toutes ses forces. Plus d’un mètre de bois ensanglanté sortait maintenant de son dos. Elle avait les yeux grands ouverts, la tête renversée en arrière. Ses soupirs rythmés s’accélérèrent, avant de se transformer en râles.
Geralt se leva, mais fasciné par la scène, il ne parvenait pas à se résoudre à une action quelconque. Il entendit des paroles résonner sourdement à l’intérieur de son crâne comme sous la voûte d’un cachot froid et humide.
Tu es mien. Ou à personne. Je t’aime Je t’aime.
Il y eut un nouveau soupir, épouvantable, vibrant, étouffé par des flots de sang. La brouxe imprima une secousse à la perche, glissa plus bas et tendit les mains. Nivellen poussa des rugissements désespérés ; sans lâcher la perche, il faisait tout pour repousser la vampire le plus loin possible. En vain. Elle progressa davantage, lui attrapa la tête. Il poussa des hurlements encore plus effrayants, secouant sa tête velue dans tous les sens. La brouxe s’approcha de lui, pencha la tête vers sa gorge. Ses crocs scintillèrent d’une blancheur aveuglante.
Geralt bondit. Comme mû par un ressort. Chaque geste, chaque pas qu’il lui fallait faire maintenant était dans sa nature, il le maîtrisait à la perfection ; chaque geste, chaque pas était prévisible, automatique et d’une assurance meurtrière. Trois pas rapides. Le troisième pas, ferme, décidé, comme les centaines de pas qu’il avait effectués auparavant, se termina sur le pied gauche. Une torsion du tronc, une botte prompte, vigoureuse. Il vit les yeux de la brouxe. Désormais, plus rien ne pouvait changer. Il entendit sa voix. Rien. Il poussa un cri pour étouffer le mot qu’elle répétait. Le mot ne pouvait plus rien. Il frappa.
Il appliqua un coup sûr, comme il l’avait fait des centaines de fois, du plat de sa lame et, dans l’élan de son geste, exécuta aussitôt un quatrième pas puis fit volte-face. La lame, qui avait ralenti sa course vers la fin de son demi-tour, avança derrière lui en brillant, lâchant dans son sillage un chapelet de gouttelettes rouges. La chevelure de jais ondoya en s’ébouriffant, puis flotta dans l’air, flotta, flotta…
La tête tomba sur le gravier.
Il y a de moins en moins de monstres ?
Et moi ? Qui suis-je ?
Qui est-ce qui crie ? Les oiseaux ?
La femme en mantelet blanc et en robe bleue ?
La rose de Nazair ?
Quel silence !
Quel vide ! Quel désert !
En moi.
Nivellen, pelotonné contre le mur du château, secoué de spasmes et de frissons, gisait dans les orties, la tête entre ses bras.
— Lève-toi ! lui dit le sorceleur.
Le beau jeune homme allongé près du mur, bien bâti, au teint clair, se dressa sur son séant et promena son regard autour de lui. Il avait l’air hagard. Il se frotta les yeux avec ses poings, examina ses mains, tâta son visage. Il poussa un hurlement silencieux, introduisit un doigt dans sa bouche et le passa longuement sur ses gencives. Il se palpa de nouveau la figure et poussa un nouveau gémissement en touchant les quatre balafres sanguinolentes, enflées, sur sa joue. Il éclata en sanglots, puis explosa de rire.
— Geralt ! Comment se fait-il ? Comment se fait-il que… Geralt !
— Lève-toi, Nivellen. Lève-toi et viens ! J’ai des remèdes dans mes bagages. Nous en avons besoin tous les deux.
— Je n’ai plus… Ils ont disparu ? Geralt ? Comment ça se fait ?
Le sorceleur l’aida à se mettre debout en s’efforçant de ne pas regarder les minuscules mains diaphanes serrées sur la perche enfoncée entre les petits seins qu’épousait le tissu rouge trempé. Nivellen poussa un nouveau gémissement.
— Vereena…
— Ne regarde pas ! Allons-y !
Prenant appui l’un sur l’autre, ils traversèrent la cour en passant près du rosier bleu. Nivellen n’arrêtait pas de passer sa main libre sur sa figure.
— C’est incroyable, Geralt. Tant d’années après ? Comment est-ce possible ?
— Chaque légende renferme un grain de vérité, dit le sorceleur à voix basse. L’amour et le sang ont l’un et l’autre un immense pouvoir. Mages et savants se creusent la cervelle depuis des années, mais ils n’ont rien trouvé sinon que…
— Sinon que quoi, Geralt ?